dimanche, juin 10, 2012

Un oiseau dans la vague


Line up
Tu aimes ce deal, recevoir un livre gratuitement contre la promesse d’une revue de lecture. Ca commence par un message, pour prévenir d’une météo exceptionnelle à venir. Aux premières lueurs de l’aube, te voilà déjà sur le web. Le site est déjà bien rempli. D’autres sont là comme toi à faire leur choix dans les stocks des éditeurs ravi de faire leur promo à peu de frais.
Toi, tu n’aimes pas réfléchir, lire tous ces résumés te fatigue déjà. Alors tu coches quelques ouvrages dans la grande liste et tu te laisse porter par la vague. Tu attends le facteur et sa surprise de papier.
Avec Shangrila de Malcom Knox, la masse critique ne t’as pas déçu.

Après avoir profité de quelques pages de rêve, tu ne sens toujours pas le couteau sous la gorge, la mafia ne t’attend pas devant la porte pour te rappeler ta dette. Personne ne t’oblige à faire cette revue de lecture finalement ?

Et pourtant tu es de retour sur le web le soir venu, pour apporter ta modeste contribution. Romantisme désuet d’un sens de l’honneur passé de mode ? Tu oses à peine te l’avouer mais ce n’est pas tant l’engagement moral qui te pousse à poser quelques lignes qu’une envie étrange de taquiner la plume. Il faut dire que ce livre t’a mis trop de rêves dans la tête. Il faut bien s’épancher quelque part.

Takeoff
Paradoxe de concilier le goût des belles choses et la collection des livres de poche par nécessité financière. Shangrila est un de ses livres qui donnent envie de le lire.
Pour les fétichistes de la chose écrite, l’emballage compte. Dans les rayonnages trop chargés des grandes surfaces dites culturelles (oxymore ou pléonasme ?) la seule chance de l’auteur méconnu est de se faire remarquer par son plumage.
De ce côté le travail de la jeune maison d’édition Asphalte est remarquable. Sélectionner des livres rares et décalés, des nouveaux auteurs plein de promesses, assurer une traduction brillante des textes est sûrement la partie du job la plus importante. Mais la jeune maison d’édition n’a pas oublié qu’il s’agit aussi de fabriquer un bel objet qui suscitera l’envie.
Tu imagines découvrir l’objet en tête de gondole. Une couverture blanche dont la sobriété est déflorée par un bandeau dans le tiers supérieur. Une photo comme un horizon lointain. Avant de plonger dans le texte, cette plage crépusculaire, ces surfeurs à la recherche du swell matinal nous invitent déjà au voyage. Déjà tu meurs d’envie de l’acheter, alors tu l’embarque. Sans lire le résumé au dos du livre, surtout pas, il te gâcherait le plaisir.
Tu découvres sur le rabat de la troisième de couverture une playlist. Quelques morceaux à écouter pour t’accompagner dans la lecture. Ca trainait dans l’air depuis quelques années cette idée de donner une bande son aux errances livresques. Alors tu as tenté l’expérience, et ça t’a bien botté. Surtout que malgré le thème du roman, la liste de lecture évite soigneusement le cliché des Beach Boys.

Bottom-turn 
Asphalte, semble s’être spécialisée dans la traduction d’écrivains inconnus et décalé. Peu de Frenchies au catalogue, mais la liste des auteurs à de quoi rendre claustrophobe la moindre mappemonde. Il ressort peut être un goût prononcé pour l’Argentine. Sauf que le dernier roman de la jeune maison d’édition se consacre au pays des Kangourous.

Ile gigantesque ou continent minuscule, l’Australie fait rêver. Des déserts de l’Outback où les chercheurs d’Opale perdent la tête au luxe des bonnes familles qui paradent à l’opéra de Sydney. Les koalas attendrissants et les Kangourous comme compagnons de route sur les étendues sauvages. Décidément le rêve des aborigènes t’excite l’imagination. Dans les clichés qui se bousculent dans ta tête lorsque l’on évoque la terre australe, la légende du surf s’impose rapidement.
Par contre la littérature australienne, ça t’évoque rien, nada. Tu serais incapable de citer un seul auteur.
Mis-à-part Malcom Knox parce que tu l’as sous les yeux et que tu t’apprêtes à parler de son roman Shangrila.

Roller
Image de plage en couverture, l’Australie. Même ce titre planant de Shangrila t’évoque les horizons perdus de James Hilton. Tu n’avais jamais lu un roman de surf mais tu sens presque l’air iodé. Tu ne peux plus te retenir de plonger dans la grande bleue.

En ressortant de l’eau, tu découvres DK, Dennis Keith pour les rares intimes. Est-ce qu’il t’observe de son banc sur la plage ? Difficile à dire. Avec ses Ray Ban Aviator miroir soudées sur le nez, le quidam impressionne.
DK vit !
Un champion de surf, il parait. Alors, ça doit remonter à loin. Les sixties ou quelque chose comme ça. Depuis, l’athlète des vagues à embrassé la carrière de sportif des canapés, drogué à la malbouffe. Il vit seul avec sa M’man dans un village de retraité. Son corps fatigué n’est que le reflet de son âme ou s’exprime un catalogue imagé des troubles psychiques.
Schizophrène, paranoïaque, bipolaire, compulsif, DK semble inadapté à ce monde de terrien.

Premier acte de cette pièce nautique. Le rideau se lève sur le jour où sa monotone solitude est troublée par une jeune femme. Une Foutue Bi-Ographe qui rentre dans sa vie avec l’espoir masochiste d’en écrire les mémoires. La pauvre en sera pour ses frais, mais elle fera remonter à la mémoire de DK des bulles de souvenirs.
Souvenirs d’une enfance chaotique face à la mer. De la survie dans la misère de Shangrila ou sa mère célibataire et sans argent devait se battre pour élever ses deux garçons.
A l’époque, le surf n’est qu’un passe temps pratiqué en dilettante par monsieur tout le monde. Pour Rodney et Dennis Keith, ce sera une vocation. Les deux enfants découvriront la vie et devenant les pionniers de ce sport nouveau.

Dans le deuxième acte, DK deviendra ce prodige du surf. Les vieilles planches à papa de trois mètres se transformeront progressivement en cure-dents destinés à écrire les plus belles pages de l’âge d’or de la discipline.
La transition de sale gosse en champion, en légende, se fera dans la douleur et ouvrira le troisième acte. Le talent se conjuguera avec un caractère irascible, asocial et sauvage. La gloire à un prix. DK le paiera en s’éloignant du monde des hommes. Malgré la découverte de l’amour, la tragédie se jouera dans les deux derniers actes.

Le reste de l’histoire est saisissant, dramatique, mais tu te garderas d’en dire plus.

Le livre présente une conclusion intéressante. Il aborde la plupart des mystères qui se cachent derrière la légende. Des origines de Dennis Keith à sa déchéance. La houle de son passé qui continue d’alimenter les vagues du présent. Au final peu de révélations définitives, mieux que ça. Les creux et les malentendus de l’histoire lui confèrent une goutte d’immortalité. Sitôt la dernière page tournée, voilà que la légende commence à vivre dans la tête de son lecteur, dans TA tête.
Tube
Depuis que tu as tourné la dernière page, ta tête reste pleine d’images. L’écume, la pureté de l’océan, la magie de la cathédrale verte. Il faut cependant faire un effort. Prendre du recul face au contenu pour parler du contenant. De l’art et de la manière.

Les premières pages se sont révélées salées, frustrantes. DK est le narrateur de sa propre histoire, il faut réussir à rentrer dans sa tête et subir sa souffrance. La narration est hachée et schizophrène. Comme une barrière pour décourager les badauds. Les interruptions de la pensée sont fréquentes, Dennis Keith perd le fil pour mieux sauter du coq à l’âne. De temps à autre il se répète une suite de mots comme un mantra, comme les roues sémantiques d’une gigantesque machine à sous.

Alors ça agace au début de boire la tasse, mais il faut s’accrocher et remonter sur la planche. Les chapitres sont courts et alternent les séquences du passé de DK avec ses rencontres avec sa Foutue Bi-Ographe au présent. La technique est classique mais donne un sacré rythme au texte. On oublie rapidement les anomalies de la pensée du narrateur.
Pour mieux refléter les désordres mentaux du principal protagoniste, le choix du pronom personnel évolue en fonction de la circonstance. DK parle classiquement à la première personne dans le présent, mais il emploie également le « tu ». Au passé, c’est le « tu » mais aussi le « il », celui de la légende.

Pour résumer, malgré ses bizarreries, le texte est habilement écrit. Le compliment vaux aussi pour la traductrice, tant le job devait être complexe.

Cut-Back
Cela fait une semaine que tu as terminé le livre. Mais il traine encore sur ta table de chevet. Tu as commencé a en lire quelque chapitres. Puis au final tu l’as relu entièrement.
Tu ne sais pas si c’est la marque de fabrique d’un bon livre. En tout cas ça t’as bien botté.